Lettre de Mgr Jordy
Frères et soeurs, chers amis,
L’an dernier, pour la première fête de saint Martin au cœur du second confinement, j’avais souhaité vous adresser une lettre pour évoquer notre saint Patron, ce que nous recevons de lui, ce que nous apprenons de lui et que nous pouvons mettre à l’œuvre dans nos vies aujourd’hui. Saint Martin nous indique un chemin. A nous de suivre le Christ Jésus à son école.
L’an dernier, j’avais évoqué surtout la figure de saint Martin comme moine, vivant les conseils évangéliques de pauvreté, chasteté et obéissance, et la manière dont ces conseils peuvent nous aider à vivre encore actuellement. Cette année, j’aimerais vous inviter à suivre saint Martin dans la lumière du moment douloureux, dramatique que vit notre Eglise catholique en France.
Nous avons en effet découvert, et ce surtout depuis une vingtaine d’années, de manière de plus en plus claire, le drame des abus. Ces abus de pouvoir, abus spirituels et sexuels, nous savions qu’ils étaient possibles dans notre Eglise. Nous savions en effet qu’ils étaient présents dans d’autres lieux de la société comme la famille, l’école, c’est-à-dire particulièrement dans les lieux construits sur la confiance et la parole donnée. Parfois telle ou telle affaire parvenait à nos oreilles, et nous nous rassurions peut-être justement du fait que nous n’étions pas les seuls à vivre de tels drames « chez nous », que d’autres lieux, comme je l’ai déjà dit, eux aussi, étaient concernés par ces réalités terribles et douloureuses.
Mais, peu à peu, au cours de ces vingt dernières années surtout, cette réalité est devenue de plus en plus manifeste. Comme l’aveugle Bartimée (Mc 10, 46-52) criait et implorait Jésus qu’il entendait passer, les victimes ont peu à peu eu le courage, portés par des changements de mentalité dans la société, de dire, de redire, de crier ce qu’elles avaient vécu. Ces cris que nous nous ne voulions pas entendre, il nous a fallu à un moment en assumer l’évidence. Dans notre famille spirituelle, dans notre Eglise dont la mission est de porter le bien, le bon, le vrai, de vivre et de porter la Bonne Nouvelle, des œuvres de mort étaient commises sous le couvert de cette Bonne Nouvelle, en l’instrumentalisant et en la trahissant.
Il ne s’agit donc pas de se voiler la face, de passer à côté de celui qui crie comme si de rien n’était ou de le rabrouer, de l’ignorer, tel le lévite ou le prêtre de la parabole du bon samaritain en évitant de se laisser atteindre (Lc 10, 25-37). Il ne s’agit pas de s’abriter derrière des arguments défensifs qui deviennent dérisoires : « Si votre justice ne dépasse pas celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le Royaume des Cieux » (Mt 5,20) . Il s’agit bien au contraire de reconnaitre qu’il y a des personnes victimes, très nombreuses ; il s’agit de reconnaitre qu’il nous faut les accueillir, les écouter, prendre leur témoignage au sérieux, reconnaitre la responsabilité de notre Eglise, accompagner et réparer.
Sous les murs d’Amiens, il y a bien longtemps, un soldat romain a entendu le cri d’un pauvre, d’une victime de la pauvreté, du froid et de la misère. Il aurait pu ne pas y prêter attention, se dire que d’autres pouvaient s’occuper de lui, ou bien que ce pauvre méritait peut-être son sort. Il s’est non seulement arrêté, ce soldat romain, mais il a accueilli le cri de cette personne, il l’a écoutée, il l’a enveloppée d’une partie de son manteau, en lui rendant une part de sa dignité. Pour elle, il s’est dévêtu pour revêtir celui qui souffrait, pour protéger son corps, et prendre soin de sa personne. Saint Martin, ce soldat romain qui n’était encore qu’un catéchumène, a senti résonner en lui l’appel du Seigneur. Le lendemain, ce Seigneur se manifestait à lui : « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait ». (Mt 25,40)
Saint Martin nous parle à travers les siècles, il nous parle et il nous dérange aussi. Par sa radicalité, par son sens des priorités, de la priorité qu’est le Christ et la marche à sa suite. Le Christ, celui qui est présent en particulier dans ceux qui souffrent de toutes les souffrances, le Christ à servir dans ceux qui ont besoin de nous.
C’est cette rencontre du pauvre d’Amiens qui va déterminer en partie la vie de saint Martin. C’est à partir de cette rencontre en particulier que va s’approfondir son chemin de conversion et de sainteté. A travers les siècles, il nous dit de ne pas avoir peur. De ne pas avoir peur d’accueillir ceux qui souffrent. De ne pas avoir peur de perdre pour réparer, même si cela nous appauvrit et nous demande peut-être de nous dépouiller. C’est parfois le moyen par lequel le Seigneur nous enrichit de Lui pour vivre l’Evangile en acte et pour faire d’un temps de passion un prélude à la Résurrection et vivre l’espérance.
Belle et sainte fête de saint Martin.
Mgr Vincent Jordy, archevêque de Tours
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