Migrants
Calais s’invite dans notre carême. Il manquerait une dimension à notre prière, à notre jeûne et à notre partage si nous n’intégrions pas, au risque de la lassitude, nos frères et sœurs réfugiés dans notre démarche. Elle mène vers la célébration de la victoire de la vie sur la mort en Jésus crucifié et Ressuscité. Nous savons, hélas, que la tragédie calaisienne tellement visible pour nous, n’est encore que le reflet d’un drame qui blesse tant d’hommes et de femmes à la surface de la terre.
Le tribunal administratif de Lille vient d’autoriser, sous certaines conditions, le démantèlement de la partie sud de la jungle de Calais. Une première réaction me vient à l’esprit. Le simple bon sens nous interdit d’envisager la pérennisation d’un lieu insalubre ne remplissant pas les conditions minimales d’hygiène et de confort.
Il serait, par ailleurs injuste, de ne pas reconnaître les évolutions positives dans les investissements consentis par les pouvoirs publics. Nous ne sommes plus à l’époque où il fallait supplier pour obtenir l’installation de rares cabines de douches et distribuer par tolérance des repas sur un terrain ouvert à tous les vents.
Nous ne devrions plus voir les pelleteuses s’attaquer rageusement aux seuls biens qu’avaient pu rassembler des squatteurs chassés de partout. Des lieux significatifs et porteurs de sens seront préservés. Les responsables promettent mieux que ce qui sera rasé. Nous retenons l’engagement !
Il reste encore à faire en sorte que le mieux ne soit pas, en l’occurrence, l’ennemi du bien. Nous ne pouvons pas et ne devons pas oublier que des êtres humains ne peuvent jamais se déplacer comme les pièces d’un jeu stratégique. Rien ne peut masquer l’incapacité constatée des pouvoirs internationaux, européens et nationaux à résoudre efficacement les réalités qui conduisent des personnes à se déraciner pour chercher la sécurité et assurer leur survie. La répartition et le déplacement peuvent provisoirement apaiser les consciences et ouvrir la voie à des solutions locales : les faits et les circonstances se rappelleront toujours au bon souvenir de la communauté internationale.
Un point me semble essentiel. Il n’est pas trop difficile de démanteler pour de bonnes raisons quelques assemblages de bois, de plastique et de bâches. Il serait, en revanche dangereux de démanteler des personnes. J’ai pu constater la vitalité, l’énergie, la soif de vivre et d’entreprendre d’hommes et des femmes qui, dans des conditions d’incroyable précarité, s’organisent pour que leur humanité ne s’éteignent pas. Il n’est pas naturel de sourire dans la saleté. Il faut avoir au cœur la rage de ne pas se laisser arracher ce que l’on a de plus grand et de plus précieux en soi pour ne pas sombrer dans le désespoir.
J’ai été touché par la capacité d’accueil de groupes qui reçoivent autour d’un feu de bois dont la fumée irrite les yeux et la gorge. Ils savent encore servir un peu de ce qu’ils ont et de ce qu’ils sont avec joie.
J’ai prié dans une église bâtie par la foi de frères chrétiens qui dans l’adversité croient que Dieu ne les abandonne pas. Chez nous, certains réclament parfois la fermeture d’églises ou leur changement d’affectation parce qu’elles ne sont pas fréquentées !
Je n’ignore pas que les plaies de l’humanité n’épargnent pas la jungle et qu’elle est aussi le théâtre de viles exploitations. Ces plaies sont-elles plus purulentes sur cet espace tellement concentré que dans certains quartiers de nos métropoles et de nos villes ? Tout bouleversement doit rendre plus sensible aux besoins et à la protection d’enfants, de femmes isolées, au besoin de repos, d’apaisement.
Un démantèlement ne peut pas ignorer toutes les richesses qui, tel le nénuphar, émergent de la boue. L’avenir, ce n’est pas seulement un passage difficile, même impossible en Angleterre. C’est peut-être un changement de projet, mais l’avenir passe certainement par le respect de ces victoires d’humanité qui donnent à une jungle sordide les couleurs de l’espérance et la certitude de la grandeur à laquelle l’être humain est appelé.
L’avenir appartient aussi aux Calaisiens. Qui peut leur reprocher de s’indigner quand ils constatent que « leur port » devient aussi inviolable que les coffres de la Banque de France, qu’ils le voient à travers une double rangée de grilles, surmontées de barbelés, le tout étant financé par un Etat qui attend d’eux qu’ils barrent efficacement la route aux candidats aux passages.
Est-il une ville qui apprécie d’être habitée de façon permanente par des forces de police nombreuses. Il n’est pas simple et évident d’entrer en vraie relation avec des personnes qui ne parlent pas la langue du pays et errent dans la ville sans désir à partager, sans but à atteindre ensemble. Qui reconnaîtra que l’on demande beaucoup, trop peut-être, aux Calaisiens ? Qui acceptera de leur manifester concrètement la reconnaissance de notre pays, de l’Europe ?
Il est tentant et médiatiquement payant de ne retenir que les manifestions d’exaspération et les récupérations idéologiques. Qui rendra hommage à l’immense générosité des Calaisiens ? Surmontant les obstacles et rejoignant une foule de bénévoles, ils s’investissent pour que leur dignité grandisse avec celle de leurs semblables venus d’ailleurs. Ils sont ardents à la guérir quand les souffrances du monde se fixent rendez-vous chez eux.
Nous sommes en plein carême. Il nous fait passer par la mort. Nous y sommes avec le Christ. Il ouvre à la vie nouvelle plus forte que tout avec le Christ. Nous en voyons des signes. Ne les détruisons pas !
Mgr Jean-Paul JAEGER, le 28 février 2016.